- 06.03.2024
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Femmes et fumée: l'alliance maudite
Alors que le nombre de fumeurs est en baisse, celui des fumeuses continue d'augmenter. Elles sont pourtant touchées plus durement dans leur santé et on davantage de peine à renoncer à la cigarette que leurs pairs masculins.
En Suisse, 21% des femmes fument, soit moins que les hommes, qui sont 27% dans ce cas, et ce chiffre est en baisse, selon la dernière Enquête Suisse sur la Santé portant sur l'année 2022[1]. Mais derrière cet apparent progrès se cache une réalité moins reluisante. Chez les femmes de 15 à 24 ans et chez celles de plus de 55 ans, la proportion de fumeuses est en augmentation.
Elle a crû entre 0,5% et 7,1% de 1992 à 2022, selon les catégories d'âge.[2] A l'inverse, chez les hommes, la baisse est marquée dans toutes les classes d'âges. Le nombre de jeunes fumeuses (15-24 ans) atteint aujourd'hui un niveau record, à 26%, contre 25% pour leurs pairs masculins.[3]
Une discrépance qui se retrouve dans les autres pays européens. En Grèce, au Danemark, en Irlande, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Norvège et en Suède, notamment, l'écart entre les hommes et les femmes tend à se réduire.[4] Aux Etats-Unis, le taux de fumeurs a chuté de 25% chez les femmes depuis 2005, contre 27% chez les hommes.[5]
«La fumée chez les femmes reste un phénomène relativement récent, qui ne date que d'une trentaine d'années, du moins à large échelle», relève Evelyne Laszlo, tabacologue et directrice du Centre d’Information et de Prévention du Tabagisme (CIPRET) de Genève. La prévalence chez ces dernières accuse donc un temps de retard. Alors que la consommation de tabac a atteint un pic chez les hommes il y a déjà plusieurs décennies, ce n'est pas encore le cas chez les femmes.
Dans les pays émergents, où le tabagisme féminin était jusque récemment mal vu, voire proscrit, le nombre de fumeuses entame parfois tout juste sa hausse. Au Mozambique et en Argentine, il y a désormais plus de fumeurs parmi les adolescentes que les adolescents.[6]
«Et comme il faut compter environ 30 ans entre la première cigarette et le pic de mortalité associé au tabagisme, les effets de cette consommation en hausse chez les femmes commencent tout juste à se faire sentir», note Regina Dalmau, qui préside une organisation de prévention du tabagisme espagnole. Le tabac tue actuellement quelque 200'000 femmes par an aux Etats-Unis, un chiffre en hausse, alors qu'il est en baisse depuis un certain nombre d'années chez les hommes.[7]
A cela s'ajoutent les méfaits de la fumée passive auxquels les femmes – souvent confinées dans un foyer comprenant des fumeurs – sont davantage exposées. Elles représentent 64% des décès provoqués par ce mal.[8]
Les effets sur la santé
Le corps féminin réagit différemment au tabac. «Les femmes qui fument ont davantage de problèmes cardiovasculaires que les hommes, relève Regina Dalmau, qui est cardiologue. Leur système vasculaire et leurs mécanismes de coagulation fonctionnent autrement, ce qui accroît chez elles le risque de formation d'un caillot de sang qui va mener à une thrombose, une attaque cérébrale ou cardiaque ou une maladie artérielle périphérique.»
Une étude menée sur 2,4 millions de fumeurs a montré que ce risque est 25% plus élevé chez les femmes qui fument que chez les hommes.[9] Elles ont en outre tendance à développer des maladies cardiovasculaire à un plus jeune âge et cela même lorsqu'elles ne consomment qu'un petit nombre de cigarettes par jour, précise l'experte.
Chez les femmes qui prennent la pilule, l'association avec le tabac peut s'avérer mortelle, surtout pour celles qui ont plus de 35 ans. «On multiplie par 26 le risque d'accident cardiovasculaire, vraisemblablement à cause de l'interaction entre l'oestrogène contenue dans la pilule et le système de coagulation de la femme», souligne Evelyne Laszlo.
Les femmes sont également davantage susceptibles de contracter une pneumopathie chronique obstructive (CPOD), développant la maladie à un plus jeune âge et présentant des poumons plus dégradés que leurs pairs masculins.[10] Cela serait notamment dû à la plus petite taille de leurs poumons et voies respiratoires, ainsi qu'à un flux expiratoire plus puissant.[11]
Leurs comportements face à la cigarette diffèrent aussi, puisqu'elles prennent davantage de bouffées que les hommes, mais de plus courte durée. Résultat, entre 1980 et 2000, le taux de mortalité des femmes dû au COPD a grimpé de 291%, alors qu'il n'avait gagné que 60% chez les hommes.[12] Aux Etats-Uni, elles sont désormais plus nombreuses à en décéder que les hommes.
A cela s'ajoutent des dangers qui ne concernent que les femmes, comme un risque accru de cancer du sein, du col de l'utérus ou des ovaires.[13] Leur cycle reproductif est lui aussi particulièrement affecté. «La fumée peut générer des problèmes d'infertilité, accélère la survenue de la ménopause, augmente le risque d'ostéoporose et pose des risques durant la grossesse», détaille Evelyne Laszlo.
On estime qu'entre 7% et 10% des femmes enceintes continuent de fumer. Or, la nicotine augmente le risque de fausse-couche, de grossesse ectopique, de naissance prématurée, d'anomalies congénitales comme un bec-de-lièvre, des problèmes de la vue ou des difficultés respiratoires, et de mort subite du nourrisson.[14]
Sevrage tabagique
Les femmes ne sont pas non plus égales aux hommes lorsqu'il s'agit d'arrêter de fumer. «Elles ne diffèrent guère au niveau de leur envie de cesser ou du nombre de tentatives effectuées, relève Liz Klein, une spécialiste des comportements de santé en matière de tabac à l'Université de l'Ohio. En revanche, leur taux de succès est plus bas, surtout sur le moyen et long terme.» Leur taux de rechute est 31% plus élevé.[15]
Comment expliquer ces différences? «Les femmes ne fument pas pour les mêmes raisons que les hommes, souligne Sherry McKee, professeur de psychiatrie à l'école de médecine de Yale. Elles se servent de la cigarette pour réguler leurs émotions négatives, qu'il s'agisse de stress, de dépression ou d'anxiété. A l'inverse, les hommes sont mus par l'effet de renforcement que leur procure le tabac.» Moins dépendantes de la nicotine que leurs pairs masculins, les fumeuses apprécient tout particulièrement les gestes, les odeurs et les sensations liés à la fumée.
Cela se vérifie lorsqu'on examine les parties du cerveau qui s'activent en réponse à une cigarette. «Chez le femmes, il s'agit de l'amygdale, là où les émotions sont traitées, précise Sherry McKee. Chez les hommes, il s'agit du striatum, la zone qui contrôle la sensation de plaisir et de récompense.»
La dépendance s'installe en outre plus rapidement chez les fumeuses que chez les fumeurs et cela leur prend moins de temps pour métaboliser la nicotine, précise l'experte. «Cela est dû à la présence d'oestrogène dans leur système, une hormone qui favorise l'élimination de la nicotine par le corps», glisse-t-elle. Le phénomène est accentué chez celles qui prennent la pilule ou sont enceintes, car leurs taux d'oestrogène sont plus élevés encore.[16]
Au moment de cesser de fumer, le stress et l'anxiété que la cigarette leur permettait de contrôler refont surface, accentués par la difficulté de renoncer à la dépendance, et c'est la rechute. «De nombreuses femmes perçoivent en outre la cigarette comme un outil pour réguler leur poids et craignent de prendre des kilos si elles arrêtent la fumée», précise Evelyne Laszlo.
Des différences que les stratégies de cessation devraient prendre en compte. «Les femmes bénéficient davantage d'approches comportementales», relève Liz Klein. De même, elles sont moins sensibles aux substituts nicotiniques, comme les patches, qui sont en général proposés comme traitement de première ligne.
Il y a une exception: la varénicline. «Ce médicament a démontré une plus grande efficacité chez les femmes que les hommes, dit Sherry McKee, qui a mené une étude à ce sujet. Mais les médecins manquent d'informations et ne pensent pas toujours à le proposer à leurs patientes comme premier choix.»
Les femmes, cibles de l'industrie du tabac
Les différences entre hommes et femmes en matière de fumée ont de longue date été exploitées par l'industrie du tabac. Capitalisant sur l'émancipation des femmes durant la première guerre mondiale, durant laquelle elles ont adopté les attributs des hommes – leurs pantalons, leurs cheveux courts et leurs cigarettes – les géants du tabac ont commencé à créer des campagnes de publicité les ciblant dès les années 20, présentant la fumée comme une source d'autonomie et de pouvoir.[17]
En 1929, Great American Tobacco a fait défiler des jeunes femmes durant une parade à New York, fumant des Lucky Strike surnommées «torches de la liberté» pour protester contre les inégalités hommes-femmes. Dans les années 60, la marque Virginia Slims, créée exprès pour le marché féminin à l'instar des marques Eve, Misty ou Capri, adoptait le slogan «Tu as fait bien du chemin, poupée».
Un second axe de communication, plus traditionnel, misait sur la mise en scène de femmes jeunes, belles et minces, accentuant les bienfaits de la cigarette pour perdre du poids. «Certaines marques ont même mis sur le marché des cigarettes 'slim' dont le nom et l'emballage fin étaient censés évoquer la minceur», rappelle Evelyne Laszlo. Une campagne de Lucky Strike lancée dans les années 20 était munie du slogan «Prends une Lucky au lieu d'une confiserie». Elle a permis à la marque d'accroître ses parts de marché de plus de 200%.[18]
L’industrie du tabac cible de plus en plus les femmes en jouant sur des clichés sexistes, comme le montre cette publicité de deux célèbres marques de cigares suisses.
Mais dès les années 70 et 80, les Etats-Unis et l'Europe ont commencé à prendre conscience des méfaits de la cigarette. Il était temps de cibler de nouveaux marchés, notamment ceux apparus à la fin de la Guerre Froide. Les marques L&M, Kim, Virginia Slims et Capri ont investi l'ex-Allemagne de l'Est, la Hongrie, la République tchèque, l'Espagne post-Franco et le Japon avec des publicités vantant les mérites de femmes libérées et occidentalisées.[19] Au Japon, le taux de fumeuses est passé de 8,6% à 18,2% entre 1986 et 1991.[20]
Dans le monde occidental, s'appuyant sur les nouvelles connaissances quant aux motivations des fumeuses, les cigarettiers ont commencé à monter des campagnes centrées sur les effets dé-stressants de la fumée. «Une cigarette pour la femme qui fait carrière, pour l'aider à se relaxer, à calmer ses nerfs quand la tension monte, servant de tranquillisant socialement accepté», détaille la marque Brown & Williamson dans des documents internes qui ont fuité.[21]
Des marques traditionnellement masculines ont en outre mis sur le marché des déclinaisons féminines, comme la Camel No 9, en référence au célèbre parfum de Chanel, ou le paquet rouge, blanc et argent de Davidoff, décrit comme «l'accessoire de mode ultime».
A l'orée du 21e siècle, face à un durcissement des législations nationales sur la publicité pour le tabac, les cigarettiers ont à nouveau dû élargir leur bassin de consommateurs. «Ils ciblent désormais les femmes en Afrique et en Asie, un marché quasiment vierge puisqu'il a longtemps été mal vu pour elles de fumer dans ces pays», relève Sherry McKee. Pour atteindre ces nouvelles clientes, dont la consommation de tabac continue de susciter l'opprobre, il leur a fallu développer des stratégies habiles. En Inde, certaines marques proposent de livrer leurs cigarettes à domicile.[22]
Sur les marchés occidentaux, ils tentent plutôt de contourner la loi, en investissant des espaces moins régulés comme les réseaux sociaux. «En Suisse, on y trouve de nombreuses influenceuses, comme Melanie Winiger ou Tamy Glauser, qui font la promotion de l'Iqos (un produit de Philip Morris à base de tabac chauffé, ndlr)», note Evelyne Laszlo.
Le vapotage leur a en outre ouvert de nouvelles perspectives. «Le design des appareils, les goûts et les couleurs s'adressent en priorité aux femmes», dit l'experte. La stratégie semble avoir porté ses fruits: en Suisse, 6% des femmes de 15 à 24 ans utilisaient des cigarettes électroniques en 2022, contre 3% de la population générale.[23]
> Le tabagisme au féminin en Suisse: perspective épidémiologique
[1] https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/das-bag/aktuell/news/news-03-11-2023.html
[2] https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/catalogues-banques-donnees.assetdetail.28725086.html
[3] Ibidem
[4] https://www.escardio.org/Journals/E-Journal-of-Cardiology-Practice/Volume-20/women-and-tobacco-a-gender-perspective
[5] https://truthinitiative.org/sites/default/files/media/files/2019/03/Truth_Women%20and%20Tobacco_FactSheet_final.pdf
[6] https://www.bmj.com/content/374/bmj.n1516#:~:text=These%20packages%20include%20not%20only,of%20policy%20making%20and%20implementation
[7] https://www.lung.org/quit-smoking/smoking-facts/impact-of-tobacco-use/women-and-tobacco-use
[8] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30752-2/fulltext
[9] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(11)60781-2/fulltext
[10] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0272523104000176?via%3Dihub
[11] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3058892/#:~:text=Women%20consistently%20show%20less%20confidence,stress%20during%20the%20cessation%20period
[12] Ibidem
[13] https://truthinitiative.org/sites/default/files/media/files/2019/03/Truth_Women%20and%20Tobacco_FactSheet_final.pdf et https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3818570/
[14] https://nida.nih.gov/publications/research-reports/tobacco-nicotine-e-cigarettes/what-are-risks-smoking-during-pregnancy et https://women.smokefree.gov/quit-smoking-women/what-women-should-know/smokings-impact-on-women
[15] Smith PH, Kasza KA, Hyland A, et al. Gender differences in medication use and cigarette smoking cessation: results from the International Tobacco Control Four Country Survey. Nicotine Tob Res Off J Soc Res Nicotine Tob. 2015;17(4):463-472. doi:10.1093/ntr/ntu212.
[16] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3058892/#:~:text=Women%20consistently%20show%20less%20confidence,stress%20during%20the%20cessation%20period
[17] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1748294/
[18] Ibidem
[19] Ibidem
[20] https://assets.tobaccofreekids.org/global/pdfs/en/WT_essential_facts_en.pdf
[21] https://www.jstor.org/stable/20747788
[22] https://www.who.int/publications/i/item/9789240004849
[23] https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/das-bag/aktuell/news/news-03-11-2023.html